Comment on: Luca Nogler, The Historical Contribution of Employment Law to General Civil Law: A Lost Dimension?, in Reifner/Nogler (Hrsg.), Life Time Contracts. Social Longterm Contracts in labour, tenancy and consumer credit. Den Haag: Eleven, 2014, pp. 279-390.
Rafael Encinas de Muñagorri

 

Le texte choisi, publié il y a près de dix ans dans la dynamique de la proposition des contrats de longue durée (Life Time Contracts), peut surprendre. Toutefois, il ne s’agira pas ici d’esquisser un commentaire de commentaire sur un mode réflexif, ni d’actualiser la portée de la proposition dans un contexte français (D. Hiez, Revue trimestrielle de droit civil, 2014 p. 816). Le texte commenté nous servira de support pour essayer de montrer comment Udo Reifner va droit à l’essentiel, par sa critique et les moyens de sa reconstruction. Outre qu’il s’inscrit dans des liens d’amitiés et de solidarité au sein d’un travail collectif comme en témoigne la relation nouée avec Nuca Nogler, le texte, par sa brièveté, me paraît propice à mettre en valeur trois qualités éminentes de l’excellent Udo.

La critique politique est présente d’emblée, non sans un certain goût de la provocation :  les institutions européennes (Commission et Parlement) sont placées sur le même plan – dans le même sac pourrait-on dire –  que les compagnies multinationales. Elles œuvrent de concert pour faire aboutir un projet normatif : une codification européenne unifiée des contrats. Ce projet est déjà porté par un droit, sinon de l’ombre, du moins se développant sous forme d’un système juridique parallèle, sans lien avec la culture juridique des pays de droit civil ; système forgé de normes formelles d’harmonisation et de normes informelles à visée économique. Deux métaux pour un même glaive. Comme chez Marx, la critique politique prend appui sur l’analyse et une certaine forme de dénonciation. Le projet est décrit dans sa nudité, y compris sous la forme d’un avenir prophétique  : le futur du « droit commun » en Europe sera probablement un droit commercial offrant des solutions pour convertir les relations sociales en des relations pécuniaires (turning social relations into money relations). Décrire avec clarté et simplicité le projet à l’œuvre – et à la manœuvre –  c’est se donner les moyens d’expliciter les valeurs qui y sont au principe. Elles ne sont pas belles à voir et expriment des hiérarchies : l’argent sur les besoins ; la prospérité sur la pauvreté ; le capital sur le travail. Rien de nouveau certes, mais un salutaire rappel de la tournure du capitalisme dans le contexte des débats juridiques européens au XXIème siècle.

Par son incisive perspicacité Udo Reifner nous offre-il une critique politique du juridique ou une critique juridique du politique ? (sur la distinction L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Kimé, 2016). La question mérite d’être posée, et nous inclinerons plutôt vers la seconde option. L’un des grands mérites des analyses développées est en effet de montrer comment la structure des constructions doctrinales – et du droit qui en est issu par une sorte de matérialisation abstraite si l’on ose dire – conditionne et  détermine les débats politiques. L’inaptitude du droit des contrats à prendre en compte des préoccupations de cohésion sociale n’est pas le fruit du hasard : elle résulte du choix structurel et délibéré d’exclure le droit du travail du champ des réflexions. Ainsi, dans l’élaboration du droit communautaire de la consommation, les leçons de l’histoire de l’épanouissement du droit du travail ou du droit de bail d’habitation ont été ignorées, ce qui a permis d’occulter la question politique par une alternative : soit se contenter d’un raisonnement fondé sur l’équité (enfermant la justice dans une évaluation de dommages-intérêts en cas de responsabilité), soit se voir étiqueté (et rejeté) avec stigmatisme dans une opposition radicale  (fundamentalist opposition). Or, l’un des combats d’Udo, c’est de vouloir se battre de plain-pied dans l’argumentation, avec les armes de l’intelligence et du droit. Les armes du capitalisme tournées contre lui-même.

L’imagination juridique déployée dans cette perspective est d’une grande puissance. Elle ne procède pas de l’extérieur. Elle utilise la grammaire du capitalisme pour décrire ses contradictions. Loin de prendre ses distances avec le droit comme une superstructure, les constructions juridiques sont prises au sérieux. La matrice des rapports économiques (en particulier les mécanismes du crédit et de la dette) est exploitée en dehors de son cadre habituel. Quitte à raisonner dans un contexte capitaliste, autant utiliser ses propres catégories pour montrer les effets qu’elles produisent. Il en résulte une prise de conscience saisissante. L’idéologie juridique change de camp pour éclairer une doctrine du capitalisme en action. Ainsi dans la construction du droit de l’Union européenne : mettre l’accent, à partir d’une culture issue des droits de common law, sur l’équité et la procédure, a permis d’évacuer les questions de justice sociale. L’observation s’applique au domaine des contrats. Réduit à sa fonction d’échange marchand, le contrat est perçu à partir du seul modèle de la vente. Le droit européen des contrats s’apparente à un droit international de la vente. Il en résulte un double appauvrissement conceptuel : les contrats les plus essentiels à la vie quotidienne  (contrat de travail, contrat de crédit, contrat de location d’habitation) sont tenus aux marges par leur objet (qui ne limite pas à un échange marchand) et par leur durée (qui s’étend dans la durée au-delà d’une opération ponctuelle sur un marché). Plus encore, la relecture de ces contrats au prisme du modèle du contrat de vente – basé sur une réciprocité d’obligations évaluables en argent – produit une déformation et des injustices en niant ce qui est considéré comme improductif. Udo Reifner ne manque pas d’énoncer les intérêts qui sont ici occultés : l’éducation, la famille, l’amour, l’empathie, le soin (care), la solidarité, les loisirs et la santé. Et si ces intérêts sont parfois pris en compte, ils devront transiter par le prisme de la sphère marchande, à l’instar d’une personne fatiguée ou malade devant investir pour recouvrer son bien-être et sa santé.

L’une des forces d’Udo Reifner est d’ancrer son propos critique sur des points d’appui relevant de l’histoire de la pensée juridique. La réactivation des fondements à l’origine du droit du travail sont ici éclairants. Le rappel des positions de Philip Lotmar et d’Hugo Sinzheimer est mis en perspective jusqu’à ses prolongements chez Luca Nogler. Le travail doit  être considéré comme une fonction ; non comme un produit que l’on peut échanger. Notons que l’affirmation est en phase avec la déclaration de Philadelphie de l’Organisation internationale du travail  selon laquelle « le travail n’est pas une marchandise ». Il semble pourtant parfois considéré comme tel. Et  l’analyse portée par Udo invite à repenser les fondements du droit du travail à partir de la commercialité dont elle s’est émancipée. Les racines du droit du travail reposent sur l’idée économique de crédit et la forme juridique du louage. La location « de soi-même » a pris la suite de la location d’un esclave pour payer ses dettes. Et si, à la différence de l’esclave, le travailleur reste libre, subsiste l’idée  – issue du contrat de louage –  de maintenir une force de travail intacte, d’honorer ses dimensions humaines, de la restituer en parfait état à son propriétaire comme un bien précieux. C’est donc aussi à partir de rapports internes au capitalisme, entre ceux qui disposent d’un capital (force de travail) et ceux qui en usent (par voie de location), que les travailleurs doivent bénéficier de soins et d’attention. Le raisonnement peut être étendu à d’autres contrats permettant à des particuliers l’accès à des biens essentiels tels qu’un logement (contrat d’habitation)  de l’argent (contrat de crédit) afin d’être pleinement reconnu comme consommateur. Dans cette perspective, le contrat louage fournit un modèle socialement plus riche que celui du contrat de vente. Souligner le caractère exemplaire du droit du travail conduit aussi à envisager d’étendre aux locataires et aux consommateurs la technique des conventions collectives à caractère obligatoire qui autorise une mobilisation démocratique susceptible de contrebalancer des clauses générales imposées au plus grand nombre.

La générosité humaniste innerve la féconde production d’Udo Reifner. Je ne suis pas le mieux placé pour parler de son œuvre et de son influence. Ayant eu le privilège de rencontrer Udo lors d’une invitation à l’université de Nantes il y a désormais quinze ans, je garde cependant le vif souvenir d’un travailleur inlassable, traçant son chemin sans détour tout en restant attentif aux autres, conscient de sa mission sans dogmatisme. L’image d’un saint dévoué à lutter contre le inégalités, chevauchant son vélo pliant emporté à travers le monde, son ordinateur en bandoulière. Un chevalier moderne exemplaire des nobles croisades du monde d’aujourd’hui.

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